Le soleil

entrait à flots par la fenêtre de la chambre d’ami où elle s’était allongée et endormie dès qu’elle avait retiré ses chaussures. Au début, elle ne comprit pas pourquoi la lumière était si vive ; comme lorsque Larry Underwood s’était réveillé à côté du mur de pierre, dans le New Hampshire.

Elle s’assit. Ses os fragiles lui faisaient mal.

– Dieu tout-puissant, J’ai dormi tout l’après-midi, et toute la nuit par-dessus le marché !

Si c’était vrai, c’est qu’elle devait être bien fatiguée, vraiment. Il lui fallut près de dix minutes pour sortir du lit et se rendre jusqu’à la salle de bains ; et dix minutes encore pour mettre ses chaussures. Marcher était une véritable torture, mais elle savait qu’elle devait marcher. Si elle restait immobile, ses articulations allaient se coincer comme du fer rouillé.

Boitillant, sautillant, elle se rendit jusqu’au poulailler poussa la porte, grimaça quand la chaleur étouffante lui monta au visage avec l’odeur des poules, avec l’odeur inévitable de la chair putréfiée. Le puits artésien des Richardson alimentait automatiquement l’abreuvoir ; mais la réserve de nourriture était presque épuisée et la chaleur avait tué un grand nombre des poules. Les plus faibles étaient depuis longtemps mortes de faim, ou sous les coups de becs de leurs compagnes, et elles gisaient là sur le sol jonché de graines et de crottes, comme de petits îlots de neige fondante, triste.

La plupart des poules encore en vie s’enfuirent à son approche, à grands coups d’ailes maladroits, mais les mélancoliques restèrent sur leurs perchoirs, clignant les yeux tandis qu’elle approchait lentement, en traînant les pieds, la regardant de leurs yeux stupides. Tant de maladies faisaient crever les poulets qu’elle avait eu peur que cette grippe ne les emporte aussi. Mais ils avaient l’air en pleine forme. Dieu y avait veillé.

Elle prit les trois plus gros et leur fourra la tête sous l’aile. Ils s’endormirent aussitôt. Elle les jeta dans un sac, mais elle avait si mal qu’elle ne put le soulever. Il fallut donc qu’elle le traîne par terre.

Du haut de leurs perchoirs, les autres poulets regardèrent la vieille femme s’en aller, puis reprirent leur féroce bataille, à qui s’arracherait les derniers restes de nourriture.

Il était maintenant près de neuf heures du matin. Elle s’assit sur le banc qui faisait le tour du chêne des Richardson dans la cour, pour réfléchir. Sa première idée, rentrer chez elle dans la fraîcheur du crépuscule, lui paraissait encore la meilleure. Elle avait perdu une journée, mais la visite n’arriverait que plus tard. Elle pouvait utiliser cette journée pour s’occuper des poulets et se reposer un peu.

Ses muscles commençaient déjà à jouer un peu mieux sur ses os, et il y avait aussi cette étrange sensation, plutôt agréable, au-dessus de son estomac. Il lui fallut quelque temps pour comprendre qu’elle avait… qu’elle avait faim ! Elle avait faim, loué soit Dieu, et depuis combien de temps ne mangeait-elle plus que par habitude ? Comme un chauffeur de locomotive qui enfourne du charbon sans penser à ce qu’il fait.

Une fois qu’elle aurait décapité ses trois poulets, elle irait voir ce qu’Addie avait laissé dans son garde-manger et, béni soit Dieu, elle allait sûrement adorer ce qu’elle trouverait. Tu vois ? se dit-elle. Dieu pourvoit à tout. Béni soit-il. Abigaël, béni soit-il.

Soufflant, crachant, elle tira son sac jusqu’au billot qui se trouvait entre la grange et le bûcher. Dans le bûcher, elle trouva le grand couperet de Billy Richardson. Elle le prit et ressortit.

Et maintenant, Seigneur, dit-elle en regardant le ciel limpide, Tu m’as donné la force de marcher jusqu’ici, et je crois que Tu vas me donner la force de rentrer chez moi. Ton prophète Isaïe dit qu’à l’homme ou à la femme qui croit le Seigneur Dieu des Puissances lui donnera des ailes d’aigle. Je ne connais pas grand-chose aux aigles, Seigneur, sauf que ce sont des bestioles pas commodes qui voient très loin, mais j’ai trois poulets dans mon sac, et je voudrais bien leur couper la tête sans me couper la main. Que Ta volonté soit faite. Amen.

Elle prit le sac, l’ouvrit, regarda dedans. L’un des poulets était encore endormi, la tête sous l’aile. Les deux autres se pressaient l’un contre l’autre et ne bougeaient pas beaucoup. Il faisait noir dans le sac et les poulets croyaient que c’était la nuit. Rien de plus bête qu’un poulet, sauf peut-être un démocrate de New York.

Abigaël prit un poulet et le posa sur le billot avant qu’il ne comprenne ce qui lui arrivait. Elle abattit le couperet en grimaçant, comme elle le faisait toujours lorsque le tranchant de sa hache mordait le bois. La tête tomba par terre, à côté du billot. Le poulet décapité s’enfuit à toutes jambes dans la cour des Richardson, crachant du sang à gros jets par le cou, les ailes battantes. Un moment plus tard, il comprit qu’il était mort et préféra se coucher tranquillement. Sales poulets, sales démocrates, mon Dieu, mon Dieu.

Le travail fut bientôt terminé. Elle avait eu tort de croire qu’elle allait rater les bestioles ou se faire du mal. Dieu avait entendu sa prière. Trois beaux poulets. Elle n’avait plus qu’à les rapporter chez elle.

Elle remit les volailles dans son sac, rangea le couperet de Billy Richardson dans le bûcher. Puis elle alla voir ce qu’il pouvait y avoir à manger dans la maison.